Bavardage photographique
Dimanche 2012-12-16 :
Moins de deux semaines avant Noël. Le clair-obscur des courts jours insuffle une langueur plaisante aux après-midi.
Je suis entré dans ce café avec une idée précise en tête; j'ai choisi exprès cette table, enveloppée dans le cône de lumière qui tombe de l'ampoule suspendue juste au-dessus.
Depuis plus d'un mois, j'emporte partout avec moi le premier numéro de Città, un nouveau magazine né il y a quelques semaines. Pendant tout ce temps, je me suis retenu de le lire d'un seul jet vorace, ne m'allouant sporadiquement que l'observation fugace des photos ou la lecture du premier paragraphe d'un article, gardant le reste pour plus tard. Ce régime d'ascète n'a qu'exacerbé plus encore mon appétit.
Mais tout ça va prendre fin aujourd'hui. Je crois avoir été raisonnable . . . À la veille de cette période d'excès, je vais me gâter. En fait, c'est déjà commencé : mes doigts, fouillant à l'aveugle dans le contenu de mon sac à dos, ont reconnu les coins écornés du document, l'ont saisi, puis déposé sur la table. Pendant un peu de temps encore, j'examine la couverture; je sais que dès que je l'aurai tournée, je lirai tout, sans escamoter un seul mot, jusqu'à la dernière page. Je la soulève lentement.
La page suivante ne contient qu'une seule phrase, en son centre, en caractères gras sur deux lignes : « En art comme en amour, l'instinct suffit. - Anatole France ».
Je suis conquis.
Jeudi 2012-11-15 :
Si on se souciait vraiment de rendre l'air plus respirable, c'est aux trafiquants d'armes qu'on s'en prendrait, pas aux fumeurs.
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Quoique tous les tirages naissent dans le révélateur, peu d'entre eux sont des révélations.
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Tout s'en va chez le diable depuis que nous avons congédié Dieu.
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Comme la Nature a été patiente avec nous! Combien de temps encore le sera-t-elle?
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Une plénitude claire et brève, aussi fugace qu'un paysage entr'aperçu à travers le rideau d'un obturateur : la paix profonde qu'on éprouve quand on n'a envie de rien.
Mardi 2012-10-16 :
Après qu'elle eût répondu que oui, elle aimait la photographie, je fouillai mes poches à la recherche d'une carte de visite de ce site Web, mentionnant au passage être à la recherche de modèles. « Mais je ne suis pas photogénique », répondit-elle. « C'est ce que tous pensent . . . avant de voir les planches-contact », rétorquai-je.
Elle demanda plus d'information : comment se déroule une séance photo, à quoi servent ensuite les images, etc. Elle était curieuse; intéressée même, me sembla-t-il. Je conclus : « Visitez le site; les images que vous y verrez sont représentatives de mon travail. Si vous les aimez, contactez-moi. Il me fera plaisir de répondre à toute autre question, ou de discuter les modalités d'un éventuelle séance. » Elle regarda la carte de visite pendant quelques secondes encore, la tenant des deux mains, puis la glissa dans son sac.
Je n'entendrai peut-être plus jamais parler d'elle; la plupart des personnes à qui je propose de poser ne donnent pas suite à mon offre. Mais quelques-unes le font, et elle semblait sincèrement intéressée . . . Qui sait?
Je me rappelai en m'éloignant qu'elle avait mentionné être Marocaine. Était-il possible que le destin ait tracé pour elle un chemin qui traverse tout un océan pour ensuite passer juste devant mon objectif, où elle s'arrêterait, le temps de quelques clichés, avant de reprendre le fil de sa vie?
Jeudi 2012-09-13 :
Malgré la rentrée des classes et la fin de la saison touristique, la plage demeure fréquentée et la circulation automobile, à son abord, dense. Le stationnement y est sujet à une réglementation stricte, appliquée avec rigueur et diligence, même en ce début d'automne.
Pourtant, chaque jour, un homme, début soixantaine, gare sa minuscule voiture juste là où le pavage touche le sable, en zone interdite, pendant que les gendarmes regardent complaisamment ailleurs. Il en descend et vient planter dans le sable un parasol, déployer dessous deux chaises, déposer sur chacune une serviette, puis retourne à la voiture. En la tirant doucement par la main, il aide une très vieille dame à en sortir et, la soutenant par le coude, chemine lentement à son côté dans le sable (elle ne soulève que peu et à grand-peine ses pieds) jusqu'à la chaise où elle s'assied, tout sourire.
Fiston et maman, sans doute. Ils passent l'après-midi côte à côte à bavarder, la main de l'un sur le bras de l'autre, à savourer une glace ou à se laisser soulever comme des bouchons de liège par les vaguelettes complices, à quelques mètres du rivage. Puis, au soleil baissant, chemin inverse pour retourner jusqu'à la voiture, à laquelle les carabinieri n'ont pas prêté la moindre attention de tout l'après-midi.
Ils sont beaux à voir; tout comme l'empressement des autres baigneurs autour qui feignent l'indifférence, mais s'élancent pour avoir l'honneur de tenir l'autre bras de la dame et l'accompagner sur quelques mètres dans son déplacement laborieux, dans l'espoir que rejaillisse sur eux un peu de son bonheur.
Ils sont le triomphe de la dignité.
Jeudi 2012-09-06 :
Pour le troisième été consécutif, nous passons dans ce village de Calabre nos vacances estivales. Nous l'avons découvert par hasard, il y a deux ans, à la recherche d'un endroit où nous arrêter pendant quelques jours, le temps d'une faille espace-temps (merci Hubert Reeves) entre deux réservations d'hébergement : la première dans les Pouilles, la seconde à Rome. L'endroit nous a plu; nous sommes revenus l'été dernier, et nous y voici encore.
En fait, ce n'est guère plus que le carrefour de deux routes bordées d'éparses maisons juchées sur une falaise, à trente mètres au-dessus de la mer. Nous y louons un meublé minuscule mais douillet chez un professeur de langues étrangères, trop heureux de l'occasion de parler français.
Le rythme de nos jours de vacances y est aussi prévisible que celui du village : lever à neuf heures, déjeuner à l'appartement en lisant sur le Web sans fil (les nouvelles technologies et les pierres centenaires font bon ménage) les nouvelles du pays. Puis sortie en direction du carrefour susmentionné, aux quatre angles occupés par un café, une cathédrale normande (!), un marchand de glaces, et une fontaine où les locaux s'arrêtent et soulèvent leur calot calabrais pour asperger d'eau fraîche leur crâne surchauffé.
Après deux espressi à la terrasse du café, nous rentrons pour les préparatifs de la baignade : quelques bouffées d'air pour gonfler le criard matelas pneumatique fluo, acheté il y a deux ans, qui reste ici entre les séjours; préparation d'un goûter de pain, d'olives, de fromage et d'eau; puis descente des 209 marches de l'escalier taillé à même la pierre de la falaise, jusqu'à l'étroite bande de plage qui s'étend à son pied. Après quelques heures de farniente intensive, remontée de l'escalier et rebelote au café du carrefour pour un bicchiere di rosso. Ensuite emplettes à la minuscule épicerie (moins de vingt mètres carrés, mais on y trouve tout), retour à l'appartement, préparation du souper . . . Déjà minuit; il faut gagner le lit, si on veut avoir la forme pour recommencer demain.
Le village est placé sous le patronage de la Madone noire de Roumanie, qu'on fête le 8 septembre. Une semaine avant cette date, on tend partout des guirlandes d'ampoules électriques qui illuminent, à la nuit tombée, les rues et places où se tiennent des événements spéciaux : concerts de l'orchestre philarmonique local (au programme, cette année, des extraits de Tosca et Il barbiere di Seviglia), projections cinématographiques, spectacles de chant, etc.
Pendant toute la matinée du grand jour, des enfants déguisés en marionnettes géantes sillonnent les rues du village, recueillant auprès des passants des sous pour les bonnes oeuvres. Puis c'est la culmination de la semaine de célébrations : la procession d'une icône de la Vierge Noire et de l'Enfant, une relique datant du quatorzième siècle sertie dans un lourd écrin d'argent, que huit hommes chargent à grand-peine sur leurs épaules et transportent pendant plusieurs heures dans les rues et ruelles, et que suit en priant et chantant une foule de fidèles accourus de toute la région. Les porteurs épuisés ne ramènent l'icône dans le choeur de la cathédrale qu'après le coucher du soleil.
Autant que l'austère beauté du paysage et la pureté de l'eau de la mer, c'est cette émouvante manifestation de ferveur religieuse qui nous ramène ici chaque été.
Mardi 2012-08-21 :
Pour mieux l'admirer j'ai posé sur la table devant moi une caméra pour la pellicule achetée hier. Fabrication allemande, mécanisme et optique. Usagée mais de toute évidence peu utilisée, car le similicuir qui recouvre le métal du boîtier est encore mat autour des boutons, là où la friction des doigts a tôt fait de le polir.
Depuis des décennies, je me languissais de posséder une caméra comme celle-là. Mais je ne pouvais me le permettre, son prix étant trop élevé. J'ai donc dû me contenter de ses bruyants équivalents japonais; honnêtes, mais de moindres qualité et renom.
Mais les choses ont changé : depuis l'avènement de la photographie numérique, l'équipement pour la pellicule tombe dans la désuétude et l'oubli. Tous n'ont plus d'yeux et d'oreilles que pour le dernier gadget électronique dont ils se désintéresseront bientôt, sitôt qu'un autre le surpassera en nouveauté et performance. Les amateurs de photo font dans la surconsommation : ils achètent beaucoup, mais pratiquent peu la photographie.
J'ai tâté de la photographie numérique, il y a quelques années. Je n'ai pas aimé et suis revenu à la pellicule.
Et je suis devenu un assidu des petites annonces et des marchés aux puces : au fil du temps, j'y ai acheté des centaines de rouleaux de pellicule périmée mais encore parfaitement utilisable, des litres et des litres de produits chimiques pour le développement de la pellicule et le tirage sur papier, de l'équipement de chambre noire auquel je n'osais même pas rêver il y a vingt-cinq ans et, juste hier, cet amour de caméra, un chef-d'oeuvre de génie mécanique et d'optique. Tout cela pour trois fois rien!
Ces fournitures me dureront au moins vingt ans. Je peux cliquer en paix, hors d'atteinte de toute l'agitation et le tapage qui entourent la photographie numérique, riche de cet ingrédient vital sans lequel aucune photographie valable, fût-elle sur pellicule ou numérique, ne peut exister : le temps libre.
Lundi 2012-07-16 :
Le bruit des premières gouttes, s'infiltrant par la fenêtre ouverte, m'éveilla. J'avais gagné le lit soucieux pour toutes les créatures de la nature, qui devaient depuis plus de dix jours supporter une chaleur accablante sans la moindre pluie; les gazons étaient jaunes et desséchés, le sol aussi dur que la roche sous le talon.
Comme les réserves d'eau baissaient dans les citernes, la municipalité avait défendu tout arrosage. Je confesse cependant que je sortais chaque soir, en cachette, porter quelques litres à mes rosiers chéris (comme tous mes voisins, je suppose).
Je m'éveillai donc dès les premières gouttes, souhaitant que la pluie légère se transforme en forte averse estivale qui durerait des heures. Et c'est ce qui se passa pendant que, trop excité, je tentais sans succès de me rendormir.
Après quelque temps, je me levai et gagnai la fenêtre. La pluie tombait dru : le pavage était trempé, des ruisselets coulaient dans les caniveaux et de grandes flaques s'étaient formées dans les parties basses de la chaussée.
Je regagnai le lit; le bruit fort des gouttes frappant le sol me remplissait de joie. Je passai les deux heures que dura l'orage éveillé, songeant au bonheur de toutes les créatures qui pouvaient enfin étancher leur soif.
Plus de pluie encore aurait été bienvenue. Mais celle tombée suffira pour le moment : elle accorde aux plantes et animaux un répit de quelques jours contre la soif. Dans le futur, comme elle l'a fait depuis le début des temps, la nature pourvoira au nécessaire. Pour l'instant, l'heure est à l'apaisement.