Journal (archives) - Claude Lavoie Photo

Bavardage photographique

Bavardage photographique (image non disponible)

Mardi 2011-06-21 :

Je file à bicyclette le long du grand fleuve tranquille, la tête basse, le regard sur la route devant, m'appliquant à pousser fort la pédale descendante tout en tirant l'ascendante, ivre de vitesse.

C'est le début d'un parcours de quatre-vingt-dix minutes qui longera d'abord le fleuve, puis fera le tour d'une grande forêt que n'a miraculeusement pas touchée la ville qui l'encercle complètement. À cette heure tardive, il faut redoubler de prudence pour ne pas entrer en collision avec les nombreux chevreuils qui y habitent encore et se tiennent immobiles au beau milieu des sentiers, pas le moins du monde inquiétés par les marcheurs et cyclistes qui les frôlent.

La journée a été chaude; j'ai attendu que l'air rafraîchisse un peu avant de me mettre en route. Là-haut, le soleil est un gros ballon orange qui plonge vers l'horizon. Le chant des oiseaux et les stridulations des criquets emplissent l'air. Il est vingt heures le 21 juin, le plus long jour de l'année : la culmination de l'été, le triomphe de la lumière. La nature exulte; moi aussi.

Vendredi 2011-05-13 :

(Mélancolie d'un vendredi treize)

J'ai déjà été jeune. C'était il y a longtemps; je ne me souviens plus très bien.

Je me rappelle vaguement la légèreté euphorique, l'espoir qui allait de soi, la limpide évidence des choses, la complicité des amis, la tranquille assurance que confère une inépuisable provision de temps devant soi. C'est à peu près tout.

Ne subsistent aujourd'hui que la surprise que cette période ait été si brève, l'étonnement qu'elle soit déjà si loin derrière, et le regret vague de n'en avoir finalement pas fait grand-chose, malgré l'agitation frénétique.

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Je n'ai pas la nostalgie du passé. Avec les années, j'ai de plus en plus envie de descendre de scène, de remonter l'allée et de me laisser choir au fond d'un fauteuil duquel observer le spectacle en silence. Le scénario donne une impression de fade déjà vu, mais retient tout de même l'attention; et je reste là, aussi peu enclin à sortir qu'à me lever pour applaudir.

La contemplation me procure maintenant plus de bonheur que l'action; plutôt les coulisses qu'un premier rôle.

Lundi 2011-04-11 :

Je sursautai en lisant le nom de l'expéditrice du message qui venait d'atterrir dans ma boîte courrielle : l'épouse d'un photographe connu, aujourd'hui décédé, de qui elle porte encore le nom.

Nous avions échangé quelques courriels, plusieurs années auparavant, au sujet d'une publication posthume de photographies inédites de l'artiste, que j'avais commentée dans un article dont je lui avais fait parvenir copie. Depuis, plus rien.

De conversations tenues avec des galeristes, lors d'expositions (à Nice et New York notamment), j'avais conclu qu'elle assurait maintenant la gestion du patrimoine photographique qu'il a laissé.

J'étais flatté qu'elle ait conservé mon adresse et intrigué par l'objet de son message. Pourquoi m'écrivait-elle? S'était-elle prise d'intérêt pour mon travail? Fébrile, j'ouvris; pour tout contenu, une image de petite dimension, le balayage numérique d'un des clichés les plus connus du photographe, et trois mots : « C'est ça, non? ».

Erreur sur le destinataire; juste un fragment d'une plus longue conversation à laquelle j'aurais dû demeurer étranger. Déçu, j'ai classé le message avec ceux de nos échanges antérieurs, que je conserve précieusement.

Devrais-je lui signaler son erreur?

Lundi 2011-03-07 :

Ma bien-aimée et moi séjournons souvent dans cette petite auberge coincée entre le vieux port et la falaise sur laquelle est juchée le quartier historique de Québec. Nous nous y arrêtons encore cette nuit, au retour d'une visite de quelques jours chez ma mère; demain, évitant l'autoroute, nous mettrons toute la journée pour rentrer à Montréal par la route qui longe la rive nord du Saint-Laurent.

Nous avons nos petites habitudes : nous réservons toujours la même chambrette, lovée dans l'extrémité arrondie du bâtiment, avec ses deux grandes fenêtres dominant le vieux port. Une fois installés, nous n'en sortons plus; nous y soupons d'un repas froid et d'un verre de rouge. Puis, assis à la fenêtre, nous discutons des joies et inquiétudes qu'apportent les enfants, du regret de ne pas voir plus souvent nos parents vieillissants, de la fatigue que cause notre rythme de vie effréné, de projets de vacances, et d'autres choses du quotidien.

C'est ce même rituel que nous avons répété hier soir. La neige tombait drue, et seuls quelques rares passants ont bravé le froid et la noirceur hâtive de l'hiver pour une promenade sur les quais du Bassin Louise. Nous avons gagné le lit tôt, comme à l'habitude.

C'est le bruit des opérations de déneigement de la voie publique qui nous a réveillés à 4 h 30 : le sonore raclement des lames des chenillettes sur le béton des trottoirs, le choc des godets des chargeuses contre les bennes des camions transportant la neige, et l'assourdissante cacophonie de tous ces moteurs lancés à fond.

Un ballet bruyant, mais diablement efficace. Toutes les rues doivent être dégagées pour laisser le champ libre aux meutes de voitures qui les envahiront dans moins de deux heures. Car, voyez-vous, en Amérique du Nord, la circulation des voitures a une priorité incontestée sur le sommeil du citoyen.

Nous ne nous sommes rendormis qu'à 6 h 30, une fois les gigantesques insectes mécaniques repartis.

Jeudi 2011-02-17 :

Il en va de la vérité comme de la guerre : on s'y engage par principe, convaincu que la justesse de la cause apportera un triomphe rapide et total. Puis on s'y enlise. Elle prend fin dans l'épuisement, quand tous sont estropiés, et que personne n'est plus en état de continuer.

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Mon esprit a une si haute opinion de lui-même qu'il se permet de s'absenter sans même me prévenir!

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Des gens partout; pourtant, personne avec qui parler.

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Maintenant que je me fais vieux, si on m'offrait l'immortalité, j'y penserais à deux fois avant d'accepter.

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On conçoit facilement la sagesse. On la pratique avec plus de difficulté.

Lundi 2011-01-24 :

C'est un matin d'hiver de carte postale. Le soleil n'est pas encore levé, mais un halo de lumière éblouissante l'annonce, du côté est d'un ciel dégagé.

J'ai marché lentement et fait un long détour, pour prolonger le plaisir du moment, plutôt que de me rendre directement à l'arrêt d'autobus. Il fait -25 Celsius; le froid est sec et confortable, la neige fait crouche-crouche sous la semelle des bottes.

Je gratte le givre qui s'est formé sur la surface intérieure de la vitre du bus, et regarde dehors. Une glace épaisse recouvre les baies calmes du Saint-Laurent. Des mordus de la « pêche blanche » y ont déjà pris pied; avec une tarière, ils ont percé d'un trou la surface maintenant solide du fleuve, puis ont descendu leur ligne dans les profondeurs. Ils attendent maintenant, le coeur rempli d'espoir, en sautillant d'un pied à l'autre, que le poisson morde à l'hameçon.

Plus loin, le chenal demeure libre de glace; les remous du fort courant l'empêchent de s'y former. À l'avant-plan des cargos qui entrent et sortent du port, des points noirs disparaissent et réapparaissent par intermittence : des canards plongeurs qui y hivernent, je suppose. Le froid polaire ne semble pas les gêner le moins du monde; l'eau restée libre leur permet de plonger, comme d'habitude, à la poursuite des petits poissons dont ils se nourrissent. Dans des conditions aussi favorables, ils n'ont pas cru bon de migrer plus au sud pour l'hiver.

Le froid est peut-être plus bienveillant qu'il ne paraît au premier abord : pour le plaisir de l'homme, il lui donne accès à la pêche; mais il se garde bien de l'enlever aux canards dont la survie en dépend.

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