Journal (archives) - Claude Lavoie Photo

Bavardage photographique

Bavardage photographique (image non disponible)

Samedi 2010-12-04 :

Il est seize heures; tous les lampadaires sont allumés. En cette période de l'année où même la lumière du midi reste blafarde, l'univers entier semble se replier sur lui-même et s'endormir, comme un chat frileux et maussade.

J'ai traîné avec moi, pendant tout l'après-midi, une caméra chargée, dans l'espoir vain d'une ou deux bonnes images. Rien de valable ne s'est montré le bout du nez; que quelques rares passants sombres et pressés, la tête engoncée dans le collet relevé de leur manteau, et des arbres dégarnis secoués par les rafales de vent.

Il fait froid; j'ai marché pendant des heures, les mains dans les poches, laissant la caméra ballotter librement au bout de la courroie passée autour de mon cou. Regardant partout, je redoublais d'énergie, pressant le pas contre le pressentiment d'une journée infructueuse, contre l'impression que j'aurais été mieux avisé de rester chez moi, de descendre en chambre noire, et de me réchauffer le coeur en tirant plutôt une image d'un jour d'été.

Pourquoi être sorti aujourd'hui? Le besoin de voir des gens, sans doute; le réconfort, peut-être, de ne pas être seul, de participer à l'humanité. Et aussi, pour tout dire, l'espoir de la toujours possible photo exceptionnelle, celle en laquelle on sera toujours fier d'avoir gardé espoir, le trophée qui rachète les heures d'errance stérile. À la photographie comme à la pêche, on ne sait jamais d'avance; il faut y être quand la chance se présente.

Je suis un peu déçu, mais nullement découragé. Je sais que je recommencerai bientôt, avec le même enthousiasme qu'en sortant ce matin. Aujourd'hui, rien; mais la prochaine fois, qui sait . . .

Dimanche 2010-11-07 :

Étrange sensation de revenir chez soi, après deux mois d'absence, et de réintégrer le quotidien. Volée de contrastes en plein visage, sur fond de décalage horaire et de lassitude.

Choc thermique d'abord : temps pluvieux, température de quinze degrés inférieure à celle de la Riviera italienne où, il y a trois jours à peine, on nageait encore dans la mer; ensuite la végétation, qu'on a laissée dans la luxuriance triomphante du sommet de l'été, qu'on retrouve maintenant flétrie et vaincue par l'automne; et l'intendance, commodément chassée de l'esprit, qu'il faut maintenant rattraper et à la pensée de laquelle le courage vacille.

Et puis la routine du travail (à laquelle s'ajoute la déception d'apprendre que votre candidature n'a pas été retenue à un poste convoité), si lourde qu'on doute pouvoir la soulever pour la remettre sur ses épaules, et dont on sait qu'elle épuisera en quelques jours à peine les réserves d'énergie fraîche refaites pendant les vacances.

Mais heureusement aussi, sur le chemin du retour, les lieux familiers qui sont restés plaisamment les mêmes, et qu'on apprécie maintenant avec un oeil nouveau; les voisins qui répètent les mêmes gestes, qu'on se surprend trouver avoir vieilli un peu quand ils viennent à notre rencontre pour demander si on a fait bon voyage. Et par-dessus tout, le plaisir de retrouver les personnes qui nous sont chères, les amis pour qui l'absence a renouvelé l'affection; la gratitude envers le destin de les avoir placés sur notre chemin et de les y laisser, comme de nous accorder le privilège, de temps à autre, de voyager.

Des pensées et émotions qui nous submergent, tant qu'on craint qu'elles ne fassent éclater notre esprit et notre coeur, soudainement trop petits pour les contenir.

Samedi 2010-10-02 :

Le front contre la fenêtre, j'attends que le train de 7 h 42 quitte Lecce pour Taranto.

Une femme reste debout sur le quai, tenant en silence compagnie à l'homme assis dans le siège devant le mien. Ils se regardent à travers la vitre, souriant à intervalles ou se faisant un discret signe de la main. D'âge mûr, ils n'en sont plus aux effusions de sentiments en public; mais ils sont manifestement amoureux et tristes de se séparer.

Quand le train se met en marche, elle demeure immobile, un sourire chagrin sur le visage; elle a bientôt disparu. Dans mon esprit, son souvenir s'estompe déjà; dans l'air persiste encore un relent de tristesse.

Samedi 2010-09-25 :

Un aller-retour le même jour entre Otranto et Gallipoli, sur Ferrovie del Sud Est : un court autorail diesel de deux voitures, avec boîte de vitesses et embrayage manuels, faisant diligemment la navette entre les petites villes des Pouilles. Un peu vieillot, mais ponctuel et diablement efficace.

Le réseau de vieilles voies ferrées traverse les champs d'oliviers. Nous aimons tout de notre séjour dans les Pouilles; mais prendre ce petit train, c'est aussi voyager dans le temps. Il coiffe d'un peu de magie nos vacances dans la région.

Vendredi 2010-09-17 :

À Dijon, dernier arrivé du compartiment, sur le train de nuit Paris-Rome, je dois me contenter de la couchette du bas. J'extrais le drap de son enveloppe plastique et l'étends sur la banquette, la tête à la fenêtre. En déposant contre la paroi le sac de caméras qui me servira d'oreiller, je réalise que tous les autres ont la tête du côté du couloir. Je soupçonne qu'il y ait à cela une raison; peut-être un courant d'air s'infiltre-t-il par la fenêtre? Et puis je me dis que de toute façon je le saurai bien assez vite.

Je m'étends et revois en pensée les derniers jours en France :

Un au revoir reconnaissant à la toujours aussi belle France! Et maintenant, en route pour Rome, où je rejoindrai ma bien-aimée (c'est aujourd'hui son anniversaire). Nous passerons le prochain mois en Italie; c'est le début d'un autre voyage.

La fenêtre ne laisse passer aucun courant d'air. Je coule dans un sommeil dont je n'émergerai qu'au matin, quand le train entrera en gare de Roma Termini.

Dimanche 2010-09-05 (bis) :

« Croyez-vous que l'amour puisse durer toujours? », avez-vous demandé. La question m'a à la fois surpris et plu.

Surpris d'abord parce que le silence de quelques secondes qui l'a précédée ne la laissait pas présager. Surpris ensuite par sa franchise : quoique nous retournions tous cette question tout au long de notre vie, rarement la formulons-nous à autrui; peut-être par peur de révéler le désarroi qu'elle nous cause.

Surpris donc, mais nullement offusqué. M'ont plu votre aplomb et le ton de votre voix, dans laquelle ne perçaient ni gêne, ni bravade. Et puis j'ai été flatté que vous me la formuliez à moi, comme si vous m'attribuiez en la matière une quelconque compétence. Compétence que je n'ai évidemment pas, cette interrogation étant aussi mienne.

Pris de court, je crois avoir balbutié un vague aveu d'ignorance. Ce qui était à la fois vrai et incomplet; j'aurais plutôt dû répondre que personne ne sait avec certitude si l'amour peut durer toujours, mais que tous le souhaitent et y croient au moins un peu. Sinon, comment vivre?

On s'engage en amour avec l'espoir fou de le voir durer, mais sans le moins du monde savoir comment s'y prendre, ni par où commencer. Il ne saurait cependant en être autrement.

Dimanche 2010-09-05 :

Je pris le train pour Nîmes à Toulouse. Un saut de puce, une heure à peine. Mais comme c'était dimanche, j'avais réservé la veille un siège près de la fenêtre; en voyant le peu de places encore libres, je me félicitai de ma prévoyance.

Comme d'habitude, j'espérais trouver agréables compagnie et conversation . . . et craignais vaguement que mon siège ne soit déjà pris; par quelqu'un à qui, en raison d'un dérèglement du système de réservation, on l'aurait aussi assigné, ou par un entêté qui l'aurait préféré au sien et refuse de me le rendre.

Une dame occupait ma place; j'agitai mon billet. Elle acquiesça en silence, se leva, fit un pas de côté et se rassit en bordure de l'allée. Tendant le bras, je laissai tomber sur le plancher, devant le fauteuil maintenant libre, le sac contenant les trois caméras et le cahier de notes qui me suivent partout, lui marchai sur les pieds, déposai gauchement mon sac à dos sur le porte-bagages supérieur, et tombai lourdement au fond du siège voisin du sien.

Quand elle s'était levée, j'avais remarqué sa plaisante apparence, ses sobres et élégants vêtements, et le vernis rouge vif de ses ongles; elle n'avait dit mot. Depuis, elle gardait les yeux fermés et la tête appuyée contre le dossier de son siège. Je n'osai la déranger.

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Tant de choses dignes de mention surviennent, en voyage, que je n'ai pas toujours le temps de tout consigner par écrit; certains événements et rencontres sombrent inévitablement dans l'oubli. Le moment était propice à rattraper un peu de retard. J'extirpai du sac déposé à mes pieds ce cahier et un stylo, abaissai la tablette relevée contre le dossier du siège avant, et commençai à griffonner en anglais, croyant ainsi protéger mes notes des regards. Je fus bientôt absorbé dans mes souvenirs.

« Je n'ai jamais eu auparavant la chance de lire un récit au moment même où on l'écrit sous mes yeux », l'entendis-je dire. Je n'avais pas réalisé qu'elle lisait maintenant par-dessus mon épaule. Présumant que peu de Français lisent l'anglais, j'avais cru, à tort, assurée la confidentialité de mes gribouillages.

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La conversation passa rapidement des civilités d'usage aux choses plus personnelles.

Elle n'avait que vingt-cinq ans et avait récemment été promue à un poste important dont elle ne maîtrisait pas encore toutes les facettes : elle avait la responsabilité d'employés plus expérimentés qu'elle, certains lui tendant délibérément des pièges dans lesquels ils espéraient la voir tomber et se discréditer. Elle sentait devoir constamment prouver sa compétence, tout en gardant la tête haute pour voir venir de loin les embûches. C'était une période difficile.

J'étais étonné de n'entendre ni légèreté, ni enthousiasme, dans la voix d'une personne si jeune. Je m'enquis de ses intérêts personnels; elle répondit qu'à un stade de la vie où on ne peut les poursuivre, mieux vaut taire ses aspirations et rêves.

Son âme était pourtant bien vivante. Ses yeux étincelèrent quand elle parla de « Sur la route de Madison », un de ses films favoris parce qu'il illustre si bien la désirable mais combien difficile, et souvent même impossible, prédominance du coeur sur la raison. Elle relata son envie de crier aux amoureux de suivre l'appel de leur coeur, son découragement de les voir plutôt se soumettre à la raison et aux conventions. Après un silence, elle demanda à brûle-pourpoint : « Croyez-vous que l'amour puisse durer toujours? » Je soupçonnai qu'elle connût déjà le chagrin.

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Nous parlâmes sans gêne et avec franchise. Elle était directe, ses observations étaient pénétrantes et justes. Elle releva des aspects que je n'avais jamais même soupçonnés, mais pour elle évidents : comment le fait d'agiter constamment mon stylo en parlant dénotait de l'hyperactivité; comment la publication d'un journal sur le Web était un geste exhibitionniste; comment les lignes de symboles séparant les entrées de ce calepin, semblables à ceux utilisés pour représenter une clôture sur les plans topographiques, trahissaient ma peur de ce que je pourrais découvrir en rassemblant mes pensées; combien il était futile de numéroter les pages du calepin, puisque je n'en séparais ni déchirais jamais aucune.

J'étais surpris par sa clairvoyance. Elle savait reconnaître l'évidence et la formuler sans ambages, ni inconfort. Je me demandai si cette faculté ne rendait pas la vie ennuyeuse, à la longue, en lui enlevant un peu de son mystère.

Nos échanges se bousculaient, le temps fuyait; on annonça Montpellier. Elle rassembla ses effets à la hâte et se prépara à descendre. Je lui tendis une carte de visite sur laquelle la photo d'une sculpture représentant trois femmes au torse nu côtoie l'adresse de ce site, l'invitant à le visiter si elle en avait le temps et à m'envoyer un message si elle en ressentait l'envie. Elle examina la carte, commenta : « Un autre homme obsédé par les femmes », puis la glissa dans sa poche. Avant de gagner l'allée elle se pencha dans ma direction et dit : « Pour que vous me puissiez me reconnaître quand je vous écrirai, je m'appelle Magalie ». Et elle s'en fut.

Brève mais marquante conversation, à laquelle mes pensées reviennent souvent. Je ressasse ses paroles, étonné encore de l'acuité de sa perception.

J'aurais souhaité que le hasard nous accorde plus de temps. J'ai encore des questions à lui poser; questions qui ne me sont pas spontanément venues à l'esprit lorsque nous étions assis côte à côte, au sujet d'observations que j'aimerais l'entendre développer. Questions qui demeureront sans réponse.

Et je souhaite aussi que sa vie se soit ensoleillée depuis.

Samedi 2010-09-04 :

Je suis assis seul dans le noir, dans le jardin du centre diocésain de Cahors, où je vais passer ma quatrième nuit. Tous les pélerins sont au lit. Ils se metttront en route à l'aube, pour profiter de la fraîcheur que la nuit lègue au matin.

Hier, j'ai partagé ma chambre avec deux Suisses avec qui je n'ai pu communiquer, car ils ne parlaient ni français ni anglais. Pélerins de Saint-Jacques eux aussi; deux parmi les légions qu'on rencontre partout dans la région Midi-Pyrénées : se massant sans fin les pieds, s'agitant aux premières lueurs du jour, refermant leur sac dans un concert de fermetures éclair, quittant à la hâte, pressés de mettre derrière eux autant de kilomètres que possible avant que le soleil ne transforme le frais matin en journée chaude.

Ma quête est d'un ordre différent. J'aime rester dehors, jusqu'à tard parfois, à partager conversation et vin avec quiconque a une histoire à raconter.

Il y a décalage entre l'horaire des pélerins et le mien; je n'ai eu que quelques heures de sommeil quand ils se lèvent. Mais ils sont prévenants et discrets; je retourne à mes rêves dès qu'ils sont sortis, laissant toute la chambre pour moi seul.

Vendredi 2010-08-27 :

J'ai marché quelques kilomètres sur le chemin de Saint-Jacques-de-Compostelle aujourd'hui : huit à l'aller, de Saint-Jean-Pied-de-Port à Orisson, puis huit au retour. Je me suis mis en route à la fin de l'avant-midi, sous un soleil de plomb. La montée, escarpée, a été rendue encore plus difficile par la chaleur. Puis le ciel s'est ennuagé et la température a descendu de quelques degrés; le retour s'est fait sans effort.

J'y ai rencontré une Hollandaise. Elle m'a dépassé à l'aller, pendant que je cassais la croûte, assis à l'ombre. Je l'ai rejointe une heure plus tard, à un carrefour où elle s'était arrêtée, incertaine de la voie à suivre.

Nous avons cheminé ensemble, discutant combien notre société occidentale ne semblait pas toujours changer pour le mieux : la recherche effrénée de la productivité et du profit, l'insensée cadence de travail en résultant, et la discourtoisie montante dans les relations quotidiennes. À Orisson, nous avons parlé encore une heure avant de nous dire au revoir; elle a continué vers l'Espagne pendant que je rebroussais chemin vers mon étrange et quelque peu inquiétant aubergiste, à Saint-Jean-Pied-de-Port.

Chez moi, je prends rarement le temps de converser comme aujourd'hui. Faut-il s'éloigner à ce point de sa routine, ou même de son pays, pour goûter le plaisir simple d'une conversation avec une inconnue?

Lundi 2010-08-23 :

Les pins des Landes. Semblables à ceux qu'a regardés Thérèse Desqueyroux, sans les voir vraiment, tant son esprit était préoccupé.

Le vent de l'océan souffle si fort que les troncs ont pris la forme d'une voile gonflée, leur concavité dirigée vers la mer. Mais ils ont tenu bon, enfonçant toujours plus profondément leurs racines dans le sable mou, le retenant paradoxalement en place en s'y accrochant.

La même essence sur des kilomètres, les arbres parfois plantés au hasard, parfois régulièrement espacés en rangées bien alignées. Une forêt dense, en grands secteurs d'âge homogène, qu'à maturité on exploite en coupe sélective, plaçant ensuite les billes en piles parfaites, le long de la voie ferrée, en attente de leur transport à l'usine de cellulose, ou de leur équarissage en bois de construction.

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Je suis monté dans ce train surchauffé à Bordeaux-Saint-Jean, content de laisser derrière l'auberge où j'ai passé trois nuits, et où les autres invités m'étaient devenus trop familiers. Bordeaux est une ville belle et vivante, mais après quelque temps, toutes les grandes villes finissent par se ressembler. Je n'ai jamais autant parlé anglais, ici en France, qu'au cours de ces trois jours. J'ai besoin de silence et de solitude.

Le soleil des derniers jours a été torride, et la fraîcheur des montagnes me fera grand bien. Mais avant de bifurquer vers les contreforts des Pyrénées, je me rends à Biarritz.

Mythique Biarritz, dont je ne connais rien, sinon les clichés presque centenaires de Jacques-Henri Lartigue. Je n'en attends rien, n'étant pas friand des stations balnéaires. Mais étant si près, autant y jeter un coup d'oeil. Nous verrons bien . . .

Dimanche 2010-08-22 :

Nous fûmes les deux seuls passagers à descendre à Saint-Émilion. J'étais juste derrière elle quand elle dévala les marches en soulevant sa bicyclette.

Lorsqu'elle la déposa sur le quai, présumant qu'elle était aussi touriste, je fis la remarque que la location d'un vélo était une bien agréable façon de visiter la région. Elle répondit que c'était le sien; elle l'avait apporté de Bordeaux pour couvrir plus rapidement la distance séparant la gare du village, où elle se rendait rencontrer un employeur potentiel.

Nous avons engagé la conversation avant même de sortir de la gare. Remontant la route qui serpente entre les vignobles impeccablement entretenus, nous évoquâmes la beauté de la région, la réputation de ses vins, et les ondulations des côteaux qui ont inspiré des générations de peintres.

Elle poussa son vélo jusqu'au village, à l'entrée duquel nous nous séparâmes. J'étais si absorbé par nos échanges qu'au retour, le soir même, j'aurais peine à retrouver le chemin qui me ramènerait à la gare.

Elle est née en Savoie et est venue rejoindre son amoureux à Bordeaux. Son nom, prononcé à voix haute, évoque déjà d'agréables consonances musicales; s'il est préfixé de la lettre « M », il se met alors tout simplement à chanter. Elle s'appelle Élodine.

Mercredi 2010-07-28 :

Les dernières minutes en chambre noire. Plus que quelques articles à ranger.

Je n'ai tiré qu'une seule photo; celle d'un couple âgé, prise récemment à une fête donnée en leur honneur, pour souligner leur cinquantième anniversaire de mariage.

Nos voisins depuis toujours. Peu démonstratifs, ils n'avaient jamais paru particulièrement épris l'un de l'autre; ils se parlaient peu et se souriaient encore plus rarement.

Leurs enfants avaient tenu à souligner l'événement. Comme nous avons grandi ensemble, ils m'ont invité; honoré, j'ai accepté avec gratitude. La fête eut lieu dans le jardin familial et dura toute une matinée. Comme d'habitude, il était peu volubile, elle veillait à ce que chaque convive goûte à tout.

Pendant l'après-midi, on me demanda de prendre des photos. Je commençai par les petits-enfants, puis passai aux enfants. Finalement, je demandai aux jubilaires de poser; ils se dirigèrent sans hâte vers le banc de bois au fond du jardin.

Pour leur laisser le temps d'apprivoiser leur rôle, j'enlevai méticuleusement les feuilles et brindilles parasites, rectifiai avec soin les plis des vêtements, et mesurai à plusieurs reprises la lumière ambiante. Puis je pris place derrière la caméra.

Je fis quelques clichés, suggérant après chacun de petites variations de posture et d'expression. Sans grand succès. Je les trouvais empesés, lui sérieux et droit, elle engoncée dans un châle qu'elle tenait serré autour d'elle.

J'allais décréter la fin de la séance quand il avança sa main pour aller cueillir la sienne sous le châle. Quand il l'eut trouvée, il la tira doucement vers lui; gardant leurs doigts entrelacés, chacun déposa son poignet sur sa propre cuisse. Son visage garda la même expression, elle esquissa un discret mais indéniable sourire; tous deux se détendirent. Je déclenchai l'obturateur une dernière fois.

C'est cette image, d'un couple de vieillards dignes et réservés se tenant la main, que j'ai aujourd'hui tirée en plusieurs exemplaires : un pour chacun de leurs enfants, et un agrandissement de plus grande taille encore, que je viens tout juste de mettre à sécher, pour eux-mêmes. J'anticipe déjà le plaisir que j'éprouverai à le leur remettre.

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