Bavardage photographique
Jeudi 2010-06-17 :
Le destin cruel de celui que la Vénus de Milo choisirait d'aimer : goûter l'ivresse de se savoir aimé d'elle, mais supporter la douleur de n'en jamais connaître l'étreinte.
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Je ne suis qu'hésitations, confusion, atermoiements, contradictions et paradoxes. Quiconque prétend me connaître est un fieffé menteur.
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Un jour de pluie belge, au ciel chargé de nuages sombres et menaçants, lourds d'une culpabilité toute catholique.
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« Échapper à une mort certaine » : sottise! La mort étant par essence certaine, nul ne saurait lui échapper; tout au plus la repousse-t-on un peu. Admettons tout de même tous essayer.
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Ces succès aléatoires, auxquels on s'empresse d'accoler une explication, dans le seul but, souvent, de s'en attribuer tout le mérite.
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J'échangerais avec joie tous ces casse-pieds, qui n'ont de cesse d'expliquer le passé, contre une seule personne qui sache prédire l'avenir.
Mardi 2010-05-18 :
La fin d'un autre cahier. J'écris ces mots sur sa toute dernière demi-page froissée.
Bientôt, après l'avoir numéroté et étiqueté des dates des premier et dernier articles qu'il contient, je le déposerai sur le dessus de la pile de ses prédécesseurs, sur la tablette basse de la table de chevet.
Peut-être le feuilletterai-je infréquemment, dans le futur, à la recherche d'un détail manquant ou d'un aphorisme pour cette rubrique. Je me remémorerai alors, en relisant leur relation, des événements qui se seront déjà estompés de ma mémoire.
Un tout nouveau cahier est prêt à entrer en service sitôt le présent paragraphe terminé; il semble impatient de prendre la relève, d'être mon inséparable compagnon des mois à venir. Semblable en tous points à celui qu'il remplacera, sinon par sa couverture lisse et luisante, ses coins exempts d'écornures et, évidemment, ses pages vierges . . . il a un petit air de naïveté enthousiaste.
Combien d'autres cahiers me reste-t-il à remplir durant le reste de ma vie?
Mardi 2010-04-27 :
Une tempête hivernale tardive remplit de neige les corolles des tulipes qui ont surgi au cours des derniers jours, précocement chauds.
La bise mordante siffle entre les balustres de la rampe qui flanque l'escalier d'entrée et, chaque fois que quelqu'un ouvre la porte, s'engouffre à l'intérieur du café dans lequel je me suis réfugié.
À travers les carreaux grelottants de la façade, je regarde les passants avancer à grand-peine sur le trottoir encombré, s'abritant derrière des parapluies qu'ils doivent tenir des deux mains, pour empêcher qu'ils ne se retournent.
Les gens supportent avec une résignation patiente, sachant que cette furie sera de courte durée; c'est la dernière démonstration de force, le chant du cygne d'une saison qui agonise.
Lundi 2010-03-15 :
Sensation étrange de me retrouver à nouveau seul après qu'un ami m'eût visité pendant six semaines.
Tout au long de cette période, ma routine a été radicalement bouleversée : préparer les repas et faire la conversation, le soir (jusqu'à tard, parfois) comme le matin; rechercher des informations sur les choses à voir et comment s'y rendre; aller au travail, le jour, pendant que mon invité avait tout son temps pour visiter, rester à la maison pour se détendre, ou même faire un petit somme.
C'est une grande joie de revoir mon vieil ami; mais après un mois et demi, je suis un peu fatigué. Au cours de la dernière semaine, j'ai pensé à cet instant précis avec des sentiments partagés : content, d'une part, de retrouver la maîtrise de mon temps et la possibilité de rattraper le sommeil manquant; craintif, de l'autre, de n'avoir que faire de tout ce temps et de me sentir seul . . . Je verrai bien en revenant à la maison ce soir.
Ce matin, nous avons pris ensemble l'autobus pour rentrer en ville, lui à destination de l'aéroport, moi du travail. Ce fut une séparation empreinte de solennité, sachant que nous ne nous reverrions pas avant plusieurs années, vivant séparés par un océan. Pendant un long moment nous nous fîmes face, au milieu du grand hall de la gare, échangeant des messages de salutation pour la famille et les amis, promettant de donner régulièrement des nouvelles. Et puis silence. Souriants, nous nous sommes serré la main encore, avons prononcé un dernier au revoir, puis nous sommes retournés pour poursuivre notre chemin dans des directions différentes.
La fin banale d'une inoubliable visite.
Mardi 2010-02-23 :
La dernière séance photo remonte à déjà plus de trois mois; aucune autre n'est prévue. J'ai entre temps régulièrement proposé à des gens de poser; sans succès. J'ai l'impression que de trouver des modèles devient plus difficile.
Avec le temps, je crois m'être habitué à la méfiance que ma proposition suscite parfois; la photographie a plutôt mauvaise presse à l'ère de l'Internet. Il y a quelques années, plus de personnes m'auraient demandé de l'information, plus se seraient montré intéressées, plus auraient accepté. Peut-être ma voix, lasse de la répétition et des trop fréquents refus, est-elle devenue monocorde?
Ma façon de solliciter des collaborations est hautement incertaine, mais elle me convient bien : j'aime proposer à brûle-pourpoint, à des gens surpris, de se tenir là, devant l'objectif, juste pour le plaisir de découvrir ensuite les images qui en résulteront; sans attente ni garantie de résultat. Je présente cette opportunité comme un après-midi d'école buissonnière, une agréable diversion à la routine. Je suis touché par la libéralité avec laquelle ceux qui acceptent donnent leur temps et consentent à se montrer vulnérables.
Bien sûr, il y a les modèles professionnels; compétents, avec chacun sa palette de poses éprouvées : le tout-compris de la séance photo. Mais je préfère les hésitations du néophyte qui accepte de poser par enthousiasme, curiosité et courage, pour se retrouver ensuite tiraillé entre la crainte de ne pas être à la hauteur et la griserie de la découverte.
Que faire alors? Je vais reprendre ma quête en redoublant d'énergie, ma voix à chaque fois aussi enthousiaste que si je proposais pour la première fois. Je demeure convaincu qu'il y a, partout autour, des personnes nées pour être modèles. À moi de les dénicher et de les révéler.
Vendredi 2010-01-22 :
Une publicité dans le journal du matin : sur une pleine page, la photo couleur d'une plage, immaculée sous l'azur d'un ciel sans nuage; pas une âme en vue. En légende on lit Évadez-vous vers les cieux plus cléments des Caraïbes.
Mi-janvier, nappée de blues hivernal. Froidure et jours sombres, le point bas du long creux entre la saison des fêtes et le printemps. En cette période de l'année, c'est par milliers que les gens mettent le cap sur le sud, pour une ou deux semaines au soleil. Le phénomène s'amplifie d'année en année, si bien que beaucoup semblent maintenant considérer ce petit luxe comme un droit fondamental.
On allègue que le rythme du travail est si effréné qu'une vacance ne saurait être réparatrice sans partir loin de cet insupportable hiver, incidemment bien doux cette année. Comme si ce pays, en cette saison, était à fuir comme la peste. Ainsi, assourdis par l'incessant battage publicitaire des vendeurs de voyages, les gens font à la hâte leurs valises et affrontent les aéroports encombrés, les avions bondés, les vols retardés et les tracas des bagages perdus en échange de cinq maigres journées au soleil, troquant un horaire de travail surchargé pour une place sur une plage surpeuplée.
Pas pour moi. Je m'apprête plutôt à profiter d'une longue fin de semaine de détente : rester à la maison, garder une cafetière au feu, approcher ma chaise préférée de la fenêtre, et feuilleter un livre de photographie en regardant la neige tomber sur le sentier sinueux qui, à travers les amoncellements de neige, mène de la rue jusqu'à ma porte.
Ce pays a certes un climat rigoureux, mais il s'est montré généreux envers mes prédécesseurs, mes concitoyens et moi-même. Je suis d'ici; c'est ici que je vais passer et apprécier l'hiver.