Bavardage photographique
Jeudi 2009-12-17 :
C'est un petit local dans une rue transversale venteuse qui donne sur la gare Windsor, dans la vieille section du quartier des affaires; la partie laissée intacte par le renouveau du dernier demi-siècle, pendant lequel les élégantes maisons victoriennes ont été démolies pour faire place à des gratte-ciel criards.
Il y a quelques semaines, alors qu'une panne électrique paralysait la ligne de métro que j'emprunte habituellement pour me rendre au travail, je pris un chemin alternatif qui passe par cette rue. J'ai presque dépassé sans le remarquer le petit néon annonçant Café à la façade de l'édifice de brique brune, de l'autre côté de la chaussée. J'ai fait encore quelques pas sans ralentir, me suis arrêté, ai hésité, puis ai traversé la chaussée dans sa direction.
L'endroit, plus long que large, est sobrement décoré. À l'exception de celui du fond, peint rouge terre et devant lequel on a disposé un moelleux divan qui invite à la paresse, tous les murs sont blancs. Pas de tables, que des tabourets alignés le long d'un mur latéral sur la longueur duquel court, à la hauteur du coude, une tablette. Une vieille cafetière et une vénérable machine à espresso sont placées côte à côte sur un comptoir derrière lequel le dessus d'armoires presque centenaires fait office d'espace cuisine.
Quoiqu'en retrait de quelques rues seulement du centre de la ville, la maison n'attire qu'une clientèle réduite. Des clients espacés, des habitués entre lesquels s'intercalent des temps morts; parfois, un couple de visiteurs égarés hors des circuits touristiques habituels. Pas de file d'attente, comme dans les commerces plus fréquentés des rues passantes, pas de rangées de pâtisseries préemballées prêtes à emporter, pas d'arrière-plan sonore de plateaux, ustensiles et tasses qui s'entrechoquent. Ici on a tout son temps : on commande puis attend patiemment, debout devant le comptoir, que l'unique serveuse prépare les articles demandés.
Son rythme détendu semble déteindre sur l'atmosphère du lieu : réservée, elle parle lentement et à voix basse, avec un demi-sourire qui ne la quitte pas. Elle salue les habitués en hochant de la tête, prépare leurs commandes avec des gestes lents et réfléchis, disposant les articles avec soin sur un plateau qu'elle tend finalement au-dessus du comptoir, souvent même sans qu'un seul mot ne soit échangé.
Elle bénéficie de pauses fréquentes entre les clients, dont je suis souvent le seul sur place. Avec le temps, nous en sommes venus à converser : d'abord les civilités d'usage, puis des échanges touchant nos intérêts et expériences. Elle a mentionné avoir étudié les beaux-arts, avoir pratiqué la sculpture pendant quelques années, puis l'avoir abandonnée parce qu'elle se sentait alourdie et encombrée par toutes ces oeuvres qu'elle avait créées et qui l'entouraient.
Elle est passionnée du Sahara, où elle a vécu pendant quelque temps déjà et retournera prochainement. Fascinée par les peuples qui y vivent, elle connaît tout de leurs modes de vie et de leurs cultures. Elle parle d'eux en regardant au loin, comme si elle retournait en elle-même. Elle s'interrompt souvent au milieu d'une phrase, pour reconsidérer ses pensées ou mieux choisir ses mots; puis elle conclut avec un éclat de rire ou reprend là où elle l'a laissé le fil de ses paroles. Elle parle lentement, d'une voix si douce qu'on croit entendre le zéphyr souffler sur les dunes.
Comme un caravanier s'arrête dans l'ombre fraîche d'une oasis avant de poursuivre sa route, j'y passe pour un café, sur le chemin du travail.
Jeudi 2009-11-12 :
De toute évidence, le gérant du café n'appréciait guère mes images. Il parcourait à la hâte le portfolio que j'avais placé devant lui, s'arrêtant à peine sur une page avant de passer à la suivante.
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J'étais passé devant l'établissement la veille et, en jetant un coup d'oeil au chic décor, avais remarqué que des photos encadrées étaient suspendues au mur du fond : des panoramas d'édifices et de circulation automobile floue saisis sur le coin des rues; près de chaque cadre, une étiquette en spécifiait le titre et le prix.
J'étais entré pour m'enquérir de la méthode de sélection des exposants, puis avais proposé mon travail. La serveuse avait téléphoné au patron qui avait suggéré de nous rencontrer sur les lieux à dix-sept heures, le lendemain, pour jeter un coup d'oeil à mon portfolio.
J'ai exposé mon travail dans une variété de lieux et à différentes occasions, mais ai cessé de le faire depuis plusieurs années. La préparation d'une exposition (tirage, montage, encadrement, étiquetage, publicité, transport, accrochage, présence sur les lieux, etc.) exige une somme de travail considérable, mais rapporte peu en retour : le commentaire occasionnel d'un visiteur, ou encore plus rarement la vente d'une pièce. Après quelques fois, dont une expérience particulièrement malheureuse au cours de laquelle deux de mes photos ont disparu, j'ai cessé complètement.
Mais cette fois, considérant l'élégance du lieu et sa localisation dans un secteur fréquenté du centre de la ville, mais surtout parce que j'avais chez moi un ensemble complet de photographies grand format de danse encadrées et prêtes à accrocher, j'avais décidé de tenter encore une fois ma chance. J'avais assemblé un portfolio de l'exposition proposée et me retrouvais maintenant assis face au gérant.
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Il referma finalement le document et dit qu'avant de répondre il devait obtenir du propriétaire l'autorisation d'afficher des photos sur lesquelles les modèles étaient identifiables. Je retorquai que tous les danseurs ayant posé m'avaient autorisé par écrit à diffuser leur image, mais tout de même . . . il préférait s'assurer. Je lui remis ma carte de visite, nous nous serrâmes la main et nous séparâmes. Je savais fort bien que sa réponse n'était qu'une excuse polie équivalant à un non sans équivoque.
Je n'ai pas eu de nouvelles de lui depuis. Je ne l'ai pas rappelé non plus.
Mercredi 2009-10-14 :
Arrive septembre, et soudain on n'a plus rien à dire. On se sent aussi nu et moche qu'un arbre sans feuilles.
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La Vénus de Milo serait-elle plus ravissante si elle avait conservé ses bras?
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En entendant un cynique, dépassé par les bouleversements de notre monde, déclarer que «tout se perd», j'ajoutai à la blague que «tout se crée». Mon ami Vincent, jusque-là silencieux, conclua avec à-propos que «rien ne se transforme».
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Satie est à la musique ce qu'est un papillon à la gravité.
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Le cycle des jours, qui se répète sans fin : le matin que l'on accueille avec un entrain naïf teinté d'ennui, le soir dont on prend congé avec un adieu à peine murmuré. L'empilement de tout ce qui constituera finalement une vie, sinon par sa valeur, du moins par sa masse.
Jeudi 2009-09-24 :
La terrasse d'un café, en bordure d'un boulevard animé du centre-ville : une rangée de tables coincées entre la façade de l'édifice et un trottoir bondé. J'aime m'y asseoir, après le travail, pour observer le flot des travailleurs que déversent les tours à bureaux s'engouffrer dans les bouches du métro.
À la table voisine, un couple de jeunes gens tout juste sortis de l'adolescence. Assise droite sur le bord de sa chaise, elle sanglote; les coudes sur la table, il dirige droit devant un regard vide. Ils enchaînent cigarette après cigarette sans rien dire. Des amoureux qui se quittent, ou qui se quitteront bientôt.
Ils me sont sympathiques, mais je ne les plains pas. Non pas par cruauté, mais parce que c'est ainsi qu'on apprend le caractère changeant de l'amour. Comment sa compagnie, distillant hier le plaisir, provoque aujourd'hui la douleur. L'amour indocile qui ne respecte que les règles qu'il édicte, ne se soumet à aucune autre volonté que la sienne, ne connaît pas la mesure; qui donne généreusement et à profusion, puis reprend impitoyablement; qui est à la fois cher et précieux, calcule et fait payer le prix fort après avoir été prodigue.
Leur souffrance est inscrite en petits caractères dans cette entente qu'ils ont acceptée avec enthousiasme; ils n'auraient pas été dissuadés s'ils avaient su à l'avance qu'elle les briserait. Au paroxysme de la douleur, leurs blessures se referment déjà; ils reprendront, après leur rupture, leur quête d'amour, chacun de son côté.
Samedi 2009-08-08 :
Séance extérieure avec une ballerine dans le quartier financier de la ville. Quoique nous nous fussions rencontrés auparavant pour discuter des grandes lignes, je ne l'avais jamais vue danser; je ne savais donc pas à quoi m'attendre.
Il fut dès le tout début évident qu'elle était parmi les meilleures danseuses avec qui j'avais eu le privilège de travailler : en équilibre parfait sur ses pointes, ses mouvements étaient précis, assurés et vifs, mais sans brusquerie. La grâce même. En dépit de la dure lumière du soleil de midi, la séance s'annonçait exceptionnelle.
Comme d'habiture, en plus des capteurs numériques, j'exposais de la pellicule dans une vieille caméra moyen format. Après le premier rouleau, je plongeai la main au fond de la poche dans laquelle j'avais glissé les trois derniers rouleaux de pellicule Agfa APX 100 120 qui me restaient. Depuis quelque temps, je les conservais pour une séance qui se distinguerait parmi toutes; le remarquable talent de mon modèle m'indiquait que le temps était venu.
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Depuis presque trois décennies, j'utilisais la pellicule Agfa APX 100 dans tous ses formats (35mm, 2 1/4 pouces, ou 4 pouces sur 5) et sous toutes ses formes (rouleau cartouche, feuille, ou bobine continue). Je la préférais à toutes les autres, m'émerveillant de son haut contraste, de la beauté de son grain, et de sa subtile gamme de tons de gris lorsque développée dans le révélateur Rodinal.
En 2005, lorsqu'Agfa cessa sa production, je fus bouleversé, à la manière d'un enfant à qui on retire son jouet favori; j'avais alors acheté tous les inventaires sur lesquels j'avais pu mettre la main : quelques centaines de rouleaux de pellicule, ainsi qu'un vingtaine de bouteilles de Rodinal. Je mis la pellicule au congélateur, le révélateur dans un coin frais de la cave, et continuai ma quête d'images comme si rien ne devait jamais changer.
Mais la réserve était maintenant épuisée et ce matin, en réunissant le matériel requis pour la séance, résolu à ne les exposer que si l'occasion en était digne, j'avais glissé les trois derniers rouleaux dans une poche distincte de celle contenant la nouvelle pellicule que j'utilisais désormais.
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J'eus tôt fait d'exposer deux des trois rouleaux. M'arrêtant pour recharger le boîtier, je tournai le dos au soleil, repêchai le dernier rouleau du fond de sa poche, déchirai en son extrémité l'enveloppe protectrice de papier métallique, et en retirai la cartouche; fermant les yeux pendant quelques secondes pour souligner la solennité du moment, je glissai mon index sur toute la longueur de son arête et l'introduisis dans la chambre de la caméra.
Le reste de la matinée fut agréable et fécond en images; une séance mémorable sous plus d'un aspect.
Je chéris le souvenir de cette pellicule et ne peux me résoudre à son irrémédiable disparition. À mes amis photographes je dis souvent, sur un ton mi-sérieux, que son retrait a abruptement mis fin à une histoire d'amour qui durait depuis presque trente ans.
Mercredi 2009-07-22 :
Le sommeil des jours de semaine, fragile et prévisible comme une tâche d'intendance dont on s'acquitte sans enthousiasme, coincé entre deux journées de travail : celle qui s'achève, dont il répare la lourde fatigue; celle qui suivra et le trouble déjà, à laquelle il dispose mal.
Le sommeil des fins de semaine, qui s'efforce de rattraper les trop courtes nuits précédentes, au côté duquel on s'allonge avec bonheur mais sans abandon : la fin de semaine impose elle aussi ses règles et ne tolère qu'à petite dose la paresse; et puis il faut être prêt à reprendre le travail lundi.
Le sommeil des vacances d'été, plaisir fier insoumis à l'horaire ou autres convenances, qui survient, sans s'annoncer, aussi bien pendant la lecture dans la chaise longue qu'après le repas de mi-jour. En compagnie duquel il fait bon flâner, mais qu'on délaisse parfois au milieu de la nuit pour écouter, les yeux ouverts, les bruits de la nature autour : le chant des oiseaux nocturnes, le vent qui agite les feuilles ou le crépitement de la pluie qui les mouille, le cri des huards inquiets sur l'étang tout proche; puis qu'on rejoint bientôt en fermant les yeux, étendu sur le dos, puisque que c'est dans cette position qu'on rêve le plus et le mieux.