Bavardage photographique
Vendredi 2009-06-26 :
J'ai habituellement bon sommeil. Quoique j'aie à l'occasion, comme n'importe qui, de petits soucis, ma vie est sans grande inquiétude. Pourtant, il m'arrive fréquemment de rester éveillé pendant des heures, au beau milieu de la nuit; j'ai alors tout le loisir de penser à une chose ou une autre avant de me rendormir.
Vers quatre heures du matin, sans raison apparente, je me retrouve étendu sur le dos, les yeux grands ouverts, à regarder danser au plafond l'ombre des branches des arbres qu'éclaire le lampadaire planté devant la fenêtre. Ou j'écoute la respiration régulière et profonde de ma bien-aimée. Quand son souffle est plus court, je prononce son nom à voix très basse; presqu'invariablement, puisqu'elle est éveillée elle-même, elle répond. Alors, selon l'humeur, nous racontons nos rêves, rions en imaginant des situations comiques, ou échangeons des mots doux, jusqu'à ce que le sommeil nous rattrape.
Quoique nous ayons appris à apprécier cette insomnie propice à la réflexion et la conversation, il nous paraît tout de même étrange de rester éveillés pendant une partie de la nuit. Entre nous, nous appelons ce moment «l'heure du doute».
Samedi 2009-05-30 :
Pour la plupart, les gens vous diront être contents de leur vie, admettant cependant connaître des soucis sous un aspect ou un autre : santé fragile, inconduite des enfants, précarité financière ou, de plus en plus fréquemment, surcharge de travail et stress en découlant, conséquences du rythme effréné de la vie moderne . . . La liste est longue.
Les ennuis ont pourchassé l'Homme depuis toujours. Avec le bon vient aussi le moins bon, avec lequel il faut composer. Pour demeurer optimistes, nous avons inventé diverses façons de rendre ces tracas supportables. Chacun le fait à sa façon, avec un succès inégal : quelques rares chanceux parviennent à les oublier complètement; à l'opposé du spectre, d'autres sont submergés et sombrent dans le désespoir. Entre ces deux extrêmes, on trouve une gamme de tactiques d'une étonnante diversité : d'aucuns affrontent directement les problèmes et tentent de rétablir l'équilibre par le yoga; d'autres préfèrent plutôt la fuite dans la consommation compulsive.
Lorsqu'elle ressent le besoin de reprendre la maîtrise de sa vie, ma bien-aimée cuisine.
La bénéfique activité a généralement lieu le samedi qui suit une semaine houleuse. Elle se rend au marché tôt, ce jour-là, pour en revenir les bras chargés de provisions. À son retour, elle met tout en place pour un spectacle au cours duquel la cuisinière électrique occupera l'avant-scène. Elle dépose sur les plaques chauffantes les casseroles dont elle aura besoin, place à sa gauche les imprimés des recettes contenant le programme, puis éparpille les légumes, fruits, viandes, pain et épices tout juste achetés à sa droite, sur la partie du comptoir qui est coincée entre la cuisinière et l'évier de cuisine.
Elle noue son tablier préféré, ramené d'Italie et décoré de dessins de plats de pâtes fumantes, puis, chaussée de ses quotidiennes pantoufles, le sourcil froncé de concentration, entame l'exécution des oeuvres qu'elle a choisies : elle allume les feux, coupe et tranche légumes et viandes, place les morceaux dans les casseroles, mélange vigoureusement, ajoute des épices, déplace les casseroles, et mélange encore . . .
On peut bientôt entendre des grésillements et crépitements, et voir monter une vapeur légère. Ces premiers signes de succès fouettent son enthousiasme plus encore : elle s'approche tout contre la cuisinière et ses gestes, économes et précis, volent dans toutes les directions, comme pour accorder chaque plat à la tonalité de l'ensemble et le préparer à y trouver sa place. Avec chaque seconde, les bruits de cuisson gagnent en intensité et la vapeur en opacité, remplissant l'air comme le crescendo d'une mélodie. Quand elle sent le moment venu de tout combiner en un climax harmonique, elle mélange les contenus et agite énergiquement. Il faut alors la voir, debout devant la cuisinière, en transe, la tête rejetée en arrière, sueur aux tempes, les yeux mi-clos, des mèches de cheveux s'échappant de son bonnet, les bras relevés et tendus, telle un chef d'orchestre dirigeant, spatule à la main, la finale d'une symphonie.
Après le dénouement elle éteint les feux; les sons et la vapeur s'apaisent. Rassérénée, elle se retourne et sourit à ses deux fils qui, attirés à la cuisine par les odeurs et la perspective d'un repas délicieux, se tiennent debout derrière elle, en une assistance silencieuse et approbatrice.
Jeudi 2009-04-23 :
Je classe les librairies en deux catégories.
Celles qui font dans le livre neuf sont de la première. Spacieuses et propres, elles semblent aussi neuves que les ouvrages récemment publiés qu'elles offrent en vente. Élégantes et efficaces, mais prévisibles, elles ne m'intéressent guère.
Les bouquineries sont de la seconde catégorie. Elles diffèrent considérablement sous de multiples aspects : d'aucunes sont proprettes et bien rangées, leurs livres méthodiquement catalogués et alignés sur les tablettes; d'autres, à l'intérieur desquelles flotte une odeur de papier humide, ne sont que désordre de livres s'empilant aléatoirement au fil de leur arrivée. Toutes partagent cependant une caractéristique essentielle : leur inventaire est unique et imprévisible. Quoiqu'il puisse avec le passage du temps refléter les goûts du propriétaire, le hasard ou la destinée (selon la conception que l'on se fait du futur) jouent un rôle déterminant dans sa composition; personne ne peut connaître le titre du prochain bouquin qui arrivera ni prédire quand un ouvrage spécifique deviendra disponible (s'il l'est jamais). Les bouquineries sont nimbées d'une aura de mystère et de suspense qui attire les clients friands de sensations fortes, excités par la possibilité d'y découvrir à tout moment un trésor qu'ils n'espéraient même pas. Ces apparitions, quand elles se matérialisent, s'envolent rapidement; quiconque espère pouvoir les saisir doit passer régulièrement.
Le temps règne impitoyablement sur l'imprimé. À part quelques rares exceptions, les livres moins récents restent longtemps sur les tablettes; leur taux de rotation est bas. L'inventaire se compose principalement d'anciens succès de librairie : les recueils d'images de photographes célèbres (une poignée d'entre eux seulement, toujours les mêmes), divers essais sur l'histoire du médium (incluant d'innombrables bouquins américains sur la photographie américaine), et les guides techniques. De temps à autre, une trouvaille intéressante : un traité sur un thème obscur ou une technique ancienne, ou la monographie d'un photographe étranger peu connu; des publications qui n'ont jamais été disponibles sur notre continent, rapportées d'un voyage à l'étranger je suppose. Et exceptionnellement, des perles; mes plus pures à ce jour étant l'édition Contrejour de Portraits de Dames Assises . . ., par Jeanloup Sieff, et Water Dance et Passion and Line de Howard Schatz. De tels miracles sont rarissimes, mais nourrissent la foi longtemps après leur survenance.
Au fil d'années de visites régulières, j'en suis venu à connaître par coeur l'aménagement de chaque établissement, ainsi que chaque article du rayon de la photographie. En conséquence, mes visites sont des opérations tactiques d'une grande précision qui se déroulent selon une routine éprouvée : dès mon entrée, le coeur battant d'anticipation, je fonce vers le rayon de la photo; me tenant à quelques pas en retrait des livres (je ne peux plus lire de près sans lunettes), je balaie des yeux leur tranche, lisant les titres à la recherche d'une perle qui serait apparue depuis ma dernière visite. Ainsi, je repère immédiatement toute nouveauté, la saisit, l'ouvre et en inspecte le contenu; selon le sujet, la condition et l'intérêt qu'elle inspire, peut-être déciderai-je de l'achèter. Toute l'opération dure à peine plus d'une minute; quand elle est terminée, je me dirige vers la bouquinerie voisine. Complémentaires plutôt que compétitrices, elles sont presque toutes regroupées sur la même rue du quartier latin, à quelques portes l'une de l'autre.
Aujourd'hui, alors qu'un timide soleil d'avril rend presque tolérable le froid d'un interminable hiver, je sors avec enthousiasme pour ma tournée hebdomadaire des bouquineries. Comme je vous l'ai expliqué, je ne sais jamais ce qui m'attend d'une fois à l'autre; j'y retourne donc . . . juste au cas où.
Mardi 2009-03-31 :
Râler est un vilain défaut; râler bien est un art.
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Résister à la tentation du cynisme, pour ne pas sombrer. Mais écouter tout de même Brel, de temps à autre.
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Les plaies se referment, les cicatrices ne disparaissent jamais tout à fait.
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Elle a beaucoup écrit, il a beaucoup lu. Ils sont quittes.
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Dans le cours d'une vie, on est plus souvent aimé qu'écouté. L'écoute est-elle donc plus désintéressée que l'amour?
Mardi 2009-02-10 :
Au point du jour, je montai dans l'autocar qui traverserait les cinq cents kilomètres de neige séparant Montréal de ma ville natale, pour rendre visite à un oncle mourant. Il combattait la maladie depuis plusieurs années; il était maintenant clair qu'il avait perdu.
Frère cadet de ma mère, il avait demeuré dans notre famille pendant plusieurs années alors qu'il fréquentait l'école. Après avoir gradué et s'être marié, il m'emmenait souvent avec lui à la chasse ou à la pêche (mon enfance a été une longue et heureuse succession d'excursions de chasse et pêche avec mes oncles et mon père). Quoique je vive en ville depuis plus de trente ans, les vues, sons et odeurs de la forêt m'habitent toujours et refont encore fréquemment surface dans mes rêves.
Aujourd'hui, il est immobile dans un lit étroit; le pâle fantôme du colosse qu'il a été. À mon arrivée, il a ouvert les yeux avec difficulté et ne m'a reconnu qu'après quelques secondes. Nous avons parlé de tous ces endroits que nous avions l'habitude de visiter : des lacs et rivières dans lesquels nous avons pêché, des vallées que nous avons traversées, et des truites et perdrix que nous en avons ramenées. Nous avons longuement évoqué cette fois où nous avons gravi la plus haute montagne de la région pour monter dans la tour de guet des gardes forestiers qui la coiffait, et du haut de laquelle la vue s'étendait à des dizaines de kilomètres à la ronde. Je suppose que comme moi, des images vives de ces lieux lui revenaient à l'esprit à leur évocation.
Comme il se fatiguait vite, il eut bientôt besoin de se reposer. Je le remerciai de tous ces précieux moments, lui fit un ultime adieu, et sortis. Nous avions parlé moins de quinze minutes.
Je ne suis pas retourné pour la cérémonie funéraire qui a suivi son décès. Je suis encore triste de son départ, mais content d'être allé le voir une dernière fois.
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Elle s'était recroquevillée au fond de la banquette, le corps pressé contre la vitre de l'autocar de nuit qui retournait à Montréal. Je pris place sur la partie libre du siège bordant l'allée. Elle ne remua pas.
Je l'observai dans son sommeil. Elle avait des cheveux noirs bouclés et de longs cils; la peau pâle de son visage était parfaitement lisse, sa lèvre supérieure couverte d'un fin duvet. Ses narines se dilataient et se contractaient au rythme de sa respiration. Sur son visage, l'expression paisible et confiante de la vingtaine qui entrevoit la vie avec optimisme. La beauté que seule la jeunesse rend possible.
Un grand contraste pour un seul jour : la vie qui s'en va, trop faible pour continuer; celle qui commence, vigoureuse et sans crainte.
Mercredi 2009-01-07 :
Il a neigé dru toute la journée : plus de quarante centimètres de poudre fraîche ont tout repeint en blanc immaculé. La circulation de l'heure de pointe est au-delà de chaotique, le mot horaire ne veut plus rien dire. Un de ces temps auxquels notre ville doit sa réputation.
Je me sens aussi excité que les enfants qui ont passé ce congé imprévu à jouer dehors, après avoir été renvoyés de l'école à la maison, au milieu de l'avant-midi. Je suis descendu du métro bien avant ma station, pour le simple plaisir de m'enfoncer jusqu'aux genoux dans la neige recouvrant les trottoirs sur lesquels les passants, chacun marchant dans les pas de ses prédécesseurs, ont tracé une piste sinueuse et étroite. L'épaisse couverture blanche absorbe les bruits; la rumeur de la ville se fait inhabituellement discrète.
Dans les yeux des personnes que je croise, avançant lentement dans la poudre légère, plutôt que l'habituel regard vide, je perçois une étincelle de bonheur. Pour eux aussi, cette chute de neige est une agréable diversion à la routine.
Demain, je prendrai quelques photos pour les envoyer à des amis de France que notre hiver enthousiasme.